denis cohen
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Interview du compositeur Denis Cohen
C. H. : qu’est-ce qui vous a poussé vers la musique classique ?
D. C. : Ma grande tante, morte pendant la débâcle de 1940, était violoniste virtuose. Elle avait un piano chez elle et c’est ainsi que j’ai commencé à jouer à l’âge de deux ans. Vers sept ans, j’ai pris mes premiers cours : mon professeur était accordéoniste. Chaque mois, il organisait un concert d’élèves. Au bout de trois mois, je jouais un solo à la mairie de Bondy ! Je me souviens que la lumière chauffait très fort et que je ne voyais rien du tout, à cause de mes lunettes embuées !
Un souvenir magnifique lié à la musique classique…
Pour le piano, c’est un récital de Cziffra. À l’âge de dix ans, j’admirais beaucoup le personnage. Je me souviens être allé le voir dans sa loge après, j’ai regardé ses mains — immenses, blanches et musclées —, son poignet cassé, noir. Je travaillais déjà Liszt. Lui venait d’interpréter les Études Transcendantales de façon tzigane, sans vraiment respecter le texte, mais c’était tellement passionnant. Quel virtuose !
Pour l’orchestre, c’est beaucoup plus tard, un concert du Radio Symphonique de Berlin dans la salle de la Philharmonie de Berlin : c’était comme si j’écoutais un orchestre pour la première fois. J’étais à droite, tout en bas, j’entendais les cors au fond qui me parvenaient comme un seul son.
Un souvenir terrible…
Sans doute, quand je dirigeais des pièces peu réussies de compositeurs contemporains. C’était impossible. Je m’ennuyais. J’ai besoin de découvrir les partitions, si je les connais et qu’il n’y a aucune clef à découvrir, j’ai très peur de m’ennuyer !
Pourquoi la composition ?
Très jeune déjà, j’écrivais des petites pièces romantiques pour piano et puis, entre 15 et 22 ans, j’ai beaucoup improvisé, influencé à la fois par le jazz et le classique — Prokofiev, Janacek, Poulenc et Stravinsky. Je suis même parti aux Etats-Unis avec mon « band ». Là-bas, j’improvisais tout le temps. Mais quand j’ai commencé à étudier l’écriture, progressivement une distance s’est installée et je n’ai plus pu improviser. Paradoxalement, l’écriture venait pour moi de l’improvisation, mais à un moment, elle a pris le dessus.
Votre définition de la composition…
Ce sont des images psychiques qui nécessitent d’être articulées en un langage compréhensible.
À quelle époque auriez-vous aimé vivre pour composer ?
Soit dans mille ans, soit au début du XXe siècle. Ou alors dans une abbaye au XIVe siècle.
Décrivez votre processus créatif…
Je dois trouver une idée intuitive qui m’oblige à écrire. Je reste pendant des semaines avec une image psychique vague, telles des rencontres électriques de neurones qui finissent par aboutir à quelque chose !
Il m’arrive d’être inspiré par le cinéma, pas pour l’image, mais parce que c’est un art du temps. Ainsi, dans certains films d’Eisenstein, de John Boorman ou de Hitchcock, on retrouve un processus évolutif, une évolution des personnages et des situations. Ça peut m’arriver aussi avec un livre, mais jamais avec les arts plastiques où l’on ne perçoit qu’un résultat et pas un travail dans le temps. S’il y a stimulation, ce sont toujours des stimulations de déroulement. De toute manière, personnellement, avec les années, le processus de création est de plus en plus difficile.
L’électronique, un nouveau mode d’expression ?
J’ai toujours voulu utiliser l’électronique. J’avais cru qu’à l’IRCAM, j’aurais le temps de développer, d’approfondir sur le long terme, mais je n’ai jamais eu l’occasion de travailler plus de trois mois d’affilée. Dans mon cas, l’idée vient d’abord, l’électronique ensuite, comme moyen de la réaliser ou pas. Je n’ai pas de point de vue pour ou contre. Si on domine le matériau, très bien. Si on est dominé, alors là, c’est terrible !
Les compositeurs et le public…
Il n’y a pas de public, mais une vocation à l’universalisme plus ou moins marquée. Au XXe siècle, il était nécessaire de rompre les habitudes. Puisque la musique était devenue un divertissement industrialisé, il était nécessaire de s’éloigner du public pour épurer le langage. La scission n’est pas entre le public et les créateurs, elle est de l’ordre du temps. On ne pouvait pas suivre l’embrigadement rationnel du divertissement : Schoenberg est en le paradigme. Beckett l’est également en littérature avec son écriture du vide.
La jeune génération…
Certains compositeurs trentenaires disent vouloir revenir vers la transmission facile ou la communication. Ils rejettent la génération d’avant et cherchent quelque chose qui ne soit pas dans la dogmatique des années 50. Seulement, quels sont les outils techniques qui leur sont proposés pour assumer cette rupture sans que ce soit rétrograde ? Uniquement la technologie. Jusqu’au XXe siècle, les inventions techniques ont été suggérées par des compositeurs, ainsi le tempérament par Bach, le pianoforte par Beethoven. Il y a, peut-être momentanément, une sorte d’inversion avec l’informatique, qui est le fruit d’un avatar de la science.
Si les années 50 ont donné naissance au Darmstadt, c’est parce que la plupart des compositeurs d’avant-garde étaient morts à Terezenstadt, ou avaient émigré aux Etats-Unis. Après la Seconde guerre Mondiale (je devrais dire pendant), l’Europe s’est amputée en voulant recréer sur ses cendres tout en refusant de les connaître.
J’espère que certains des compositeurs de la jeune génération vont arriver à penser la technologie, qui est, pour le moment, simplement effective. Mais s’ils le font, ils vont devoir penser l’histoire et se confronter à ce « trou » historique, « enjambé » une première fois par la génération précédente. Ils ne pourront pas échapper à cet examen.
Agents, compagnies de disques, éditeurs… Une grande catastrophe ?
Si le seul objectif devient l’argent, c’est peut-être une catastrophe, en tout cas c’est un infléchissement contre lequel tant d’artistes ont lutté au cours du XXè siècle. Deux cas de figures : soit on se soumet, soit on devient marginal.
Si l’on prend conscience que la vie artistico-médiatique est en réalité immobile et consommatrice « d’objets artistiques », alors la véritable création existe, même si on ne la voit pas. Les derniers quatuors de Beethoven n’ont jamais été destinés au grand public.
Quant aux décideurs, ils veulent remplacer le prince, et ultimement l’artiste lui-même. Ils ont tous « fait leur Tosca, leur Wagner, leur Nono » puisque c’est la production elle-même qui est fétichisée.
Déjà, Toscanini à son époque se mettait à la place de Beethoven, aujourd’hui, c’est le décideur qui prend la place de Toscanini. Imaginer qu’un artiste puisse vivre et être reconnu pour ce qu’il est, c’est une gageure !
Avez-vous un message à délivrer à la société ?
Moi je suis immergé dans le sens : certes la musique ne parle pas, mais elle est en excès sur les mots. S’il y a un message, c’est simplement de dire : Ecoutez !
La musique classique dans cent ans…
Je crois comprendre que la musique classique va ressembler au théâtre Nô à la cour de l’empereur, autrement dit, on ira voir des gens déguisés jouer de « la musique. » On ira au zoo voir la tradition momifiée. Enfin, pour ça, il faut que l’économie puisse se payer le luxe d’entretenir ces queues de pies !
À mon avis, dans un siècle, il n’y aura plus de différence entre Stockhausen et Beethoven. Ils feront partie du même cercle de musique savante. D’ailleurs, on jouera sûrement plus Beethoven que Stockhausen ! Peut-être même que toute cette époque va momentanément disparaître pour devenir un référent intellectuel. Mais, même si Molière est plus joué que Beckett, ce n’est qu’un problème de diffusion purement économique. Sans doute le lira –t-on toujours comme on relit Sophocle aujourd’hui.
Vers une mondialisation de la musique classique…
On pratique la musique partout dans le monde, mais de façon tellement éclatée qu’il est difficile de l’identifier.
De la musique classique et populaire est déjà née une musique hybride, qui n’est ni classique,ni traditionnelle, une véritable opération d’illusionniste, qui ne passera pour de la création qu’auprès d’un public non informé. Bartok avait réalisé une synthèse réelle parce qu’il a pris le temps de l’intégrer à son travail, il n’a pas fait « une opération ». Aujourd’hui, il s’agit de superpositions, ce qui me semble aller dans le droit-fil de la logique industrielle. Il faut comprendre que l’on travaille sur des traces, que dans le silence, il y a toujours quelque chose.